Chapitre 13
— C’était un matin où nous bavardions à la plage, se remémorait Poirot. Nous parlions de ces corps allongés au soleil comme de la viande à l’étal, et je m’étais fait la réflexion que rien ne ressemble plus à un corps qu’un autre corps. Au regard attentif, peut-être pas, mais au regard distrait qui ne s’attarde pas ? Une jeune femme normalement constituée est très semblable à une autre jeune femme normalement constituée. Deux jambes bronzées, deux bras bronzés, un petit morceau de maillot au milieu – rien qu’un corps étendu au soleil. Dans la démarche d’une femme, dans sa façon de parler, dans son rire, dans un mouvement de la tête, un geste de la main, là, oui, il y a une personnalité, une individualité. Mais sous le sacro-saint rituel du bain de soleil, il n’y a rigoureusement plus rien.
« C’est également ce matin-là que nous avons parlé du mal. « Le mal qui sévit partout sous le soleil », comme a dit Mr Lane. Mr Lane est un individu d’une sensibilité à fleur de peau et que le mal fait vibrer, il en perçoit la présence avec une grande acuité, mais bien qu’il soit bon détecteur, il n’a pas su en localiser exactement la source. À ses yeux, le mal avait élu domicile en la personne d’Arlena Marshall et presque tout le monde s’accordait à lui donner raison.
« Mais, pour moi, si le mal rôdait, Arlena Marshall n’en était pas l’incarnation. Il lui était lié, certes, mais pas comme on aurait pu le croire. Dès le début et jusqu’à la fin, j’ai vu en elle une victime. L’éternelle victime, la victime désignée. Parce qu’elle était belle, séduisante et célèbre, parce que les hommes se retournaient sur son passage, on tenait pour acquis qu’elle était de ces femmes fatales qui brisent les cœurs et perdent les âmes. Mais je ne la voyais pas du tout comme ça. Ce n’était pas elle qui attirait les hommes, c’étaient les hommes qui l’attiraient. Elle était de ces femmes dont on s’éprend facilement et dont on se lasse aussi vite. Et tout ce qu’on m’a dit, ou que j’ai découvert à son sujet n’a fait que renforcer ma conviction. La première chose qu’on ait mentionnée, c’est que l’homme dont elle avait toute raison de croire qu’il divorcerait pour elle n’avait pas honoré sa promesse. C’est alors qu’intervint un homme chevaleresque, incurablement chevaleresque, le capitaine Marshall, qui lui demanda de devenir sa femme. Pour un homme fier et réservé comme lui, n’importe quelle espèce de déballage public de son être le plus intime équivaudrait à la torture. D’où l’amour et la compassion qu’il porta à sa première femme, accusée et traînée en justice pour un meurtre qu’elle n’avait pas commis. Ils ne vécurent pas longtemps ensemble, mais assez pour qu’il sache qu’il ne s’était pas trompé sur elle. À sa mort, voilà une autre femme, belle aussi, peut-être un peu du même type – les cheveux cuivrés de Linda sont sans doute un héritage maternel –, livrée à l’ignominie publique. Et Marshall réitère son numéro de sauvetage. Mais, cette fois-ci, il ne trouve pas grand-chose pour alimenter sa flamme. Arlena est stupide, c’est un cœur d’artichaut qui ne mérite pas l’amour et la protection dont il l’entoure. Je pense néanmoins que Marshall avait toujours su à quoi s’en tenir. Et même après qu’il eut cessé depuis longtemps de l’aimer, si sa présence lui pesait, il éprouvait toujours pour elle un sentiment de pitié. Elle était à ses yeux comme une enfant incapable d’aller au-delà d’une certaine page dans le livre de la vie.
« En Arlena Marshall, avec son goût immodéré pour les hommes, j’ai reconnu la proie prédestinée d’un certain type d’individu sans scrupules. Et en Patrick Redfern avec sa beauté, son aisance, son indéniable séduction, j’ai tout de suite reconnu l’aventurier qui, d’une façon ou d’une autre, vit des femmes. Ce matin-là, en les regardant, j’ai bien vite été convaincu qu’Arlena était non pas le prédateur, mais bel et bien la proie. Et cette sensation de mal diffus, ce n’est pas à Arlena Marshall que je l’ai associée, mais à Patrick Redfern.
« Arlena avait récemment hérité une petite fortune d’un vieil admirateur qui n’avait pas eu le temps de se lasser d’elle. Elle était femme à se faire immanquablement plumer par le premier mâle venu. Miss Brewster nous a parlé d’un garçon à qui elle aurait « fait perdre la boule » et qu’elle aurait poussé à commettre des actions frauduleuses. Mais nous avons retrouvé une lettre de ce triste sire qui, s’il y exprime – ça ne coûte pas grand-chose – le désir de la couvrir de bijoux, y fait surtout état d’un chèque de sa main à elle, grâce auquel il compte bien échapper aux poursuites judiciaires. En somme, un gigolo. J’imagine que Redfern n’a eu aucun mal à se faire donner de grosses sommes sous prétexte d’investissements. Il l’aura éblouie avec des histoires d’occasions mirifiques, de plans imparables qui feraient leur fortune a tous deux. Les femmes seules sont des proies rêvées pour ce genre d’aigrefin qui se volatilise un beau jour avec le butin. Mais quand il y a un frère, un mari ou un père dans les parages, les choses risquent de mal finir pour notre escroc ; et le jour où le capitaine Marshall découvrirait ce qu’il était advenu de la fortune de sa femme, Redfern irait au-devant de sérieux problèmes.
« Cependant, cette perspective ne le tracassait pas outre mesure car il envisageait froidement de supprimer Arlena le moment venu. Il y était encouragé par un meurtre précédent perpétré en toute impunité : celui de la jeune femme qu’il avait épousée sous le nom de Corrigan, et convaincue de contracter une grosse assurance sur la vie.
« Dans ce projet, il est secondé et même inspiré par la jeune femme qui s’est fait passer ici pour son épouse et à qui il est profondément attaché. Une personne aussi différente de ses victimes qu’il est possible de l’imaginer : froide, calme, sans passion, mais totalement dévouée à cet homme et douée d’un indéniable talent de comédienne. Depuis le premier jour de son arrivée ici, Christine Redfern a joué un rôle, celui de la « pauvre petite chose », fragile, vulnérable, tout dans la tête, rien dans les jambes. Souvenez-vous comment, par touches successives, elle compose son personnage. Elle ne supporte pas le soleil, d’où la blancheur de sa peau. Elle est sujette au vertige – l’anecdote de la cathédrale de Milan, etc. Elle est frêle et délicate, tout le monde parle de la « petite madame Redfern ». Or, si ses extrémités sont petites, elle est en réalité aussi grande qu’Arlena Marshall. Elle prétend avoir été professeur dans un collège, ce qui accentue le côté cérébral, pas sportif pour deux sous, du personnage. En fait, elle a bel et bien enseigné, mais comme professeur de gymnastique et, rompue aux exercices physiques, elle grimpe comme un chat et court comme un athlète.
« Le crime lui-même a été parfaitement préparé et synchronisé. Un crime enlevé, « rondement mené », comme je l’ai déjà dit. Le minutage, en particulier, est un chef-d’œuvre.
« Tout d’abord, quelques scènes préliminaires : une, jouée à Roc-Soleil parce que les Redfern me savent installé dans la niche voisine – les reproches classiques d’une femme jalouse à son mari. Un peu plus tard, Christine reprend ce rôle dans une scène où je suis le confident. Je me souviens d’une vague impression d’avoir déjà lu tout ça quelque part. Ça ne semblait pas réel. Quoi de plus normal ; ça ne l’était pas. Puis, vient le jour du crime. Il fait beau élément essentiel. Très tôt le matin, Redfern sort en catimini de l’hôtel en passant par la porte-fenêtre du couloir. Il ne remet pas le verrou intérieur : si on s’aperçoit que la porte est ouverte, on pensera que quelqu’un est allé faire un petit plongeon matinal. Sous son peignoir, il dissimule un chapeau de carton bouilli vert jade, la réplique de celui qu’Arlena a l’habitude de porter. Il court à travers l’île, dévale l’échelle et dissimule le chapeau à un endroit convenu, derrière quelque rocher.
Acte 1.
« La veille au soir, il a donné rendez-vous à Arlena. Madame Marshall redoutant un peu les réactions de son mari, les amants entouraient leurs rencontres de moult précautions. La crique aux Lutins paraît sans danger : elle est déserte le matin. Elle ira tôt, Redfern la rejoindra dès qu’il aura l’occasion de s’éclipser discrètement. Si elle entend quelqu’un descendre l’échelle ou si un bateau est en vue, la consigne est de se glisser dans la grotte dont il lui a montré l’entrée en attendant que tout danger soit écarté. Acte II.
« Pendant ce temps, Christine se faufile dans la chambre de Linda en comptant bien que celle-ci sera allée se baigner. Elle avance sa montre de vingt minutes. Bien sur, il y a un risque que Linda s’en aperçoive, mais ça n’aurait pas une telle importance. Le véritable alibi de Christine, c’est la taille de ses mains qui exclut qu’elle ait pu commettre le crime. Néanmoins, un alibi supplémentaire ne serait pas inutile. C’est alors qu’elle avise dans la chambre de Linda un livre de sorcellerie ouvert à une certaine page. Elle en prend connaissance et quand Linda, de retour de son prétendu bain, laisse tomber un paquet de bougies, elle comprend immédiatement ce que la jeune fille a en tête. Cette découverte lui ouvre de nouveaux horizons. Au départ, c’est sur le capitaine Marshall que les meurtriers avaient l’intention d’attirer les soupçons, d’où la disparition de la pipe dont un morceau sera déposé au pied de l’échelle de la crique aux Lutins.
« Après avoir facilement décidé Linda à l’accompagner à l’anse aux Mouettes, Christine regagne sa chambre, extrait d’une valise fermée à clé une lotion de hâle artificiel, s’en enduit soigneusement le corps et jette par la fenêtre le flacon vide – « bouteille » que miss Brewster manque recevoir sur la tête. L’acte II s’est déroulé sans anicroche. Rideau.
« Christine revêt ensuite un maillot de bain blanc et enfile par-dessus un vaste pyjama de plage pour cacher son bronzage tout neuf.
« À 10h15, Arlena part pour son rendez-vous. Quelques minutes plus tard, apparition de Redfern qui nous fait le numéro de la surprise, de la contrariété, etc. La tâche de Christine est enfantine. Tenant cachée sa propre montre, à 11h25 elle demande l’heure à Linda, laquelle consulte son poignet, répond qu’il est midi moins le quart et qu’elle va se baigner. Christine rassemble ses affaires de dessin et, dès que Linda a le dos tourné, remet à l’heure la montre que la jeune fille a forcément enlevée avant d’aller à l’eau. Puis elle gravit rapidement le sentier qui monte à la falaise, court jusqu’à l’échelle de la crique, enlève pantalon et veste qu’elle cache derrière un rocher avec ses affaires de dessin et, en gymnaste accomplie, descend l’échelle en quatrième vitesse.
« Sur la plage, Arlena, qui se demande pourquoi Patrick tarde tant, entend quelqu’un arriver. Elle jette un coup d’œil prudent et, à son grand dépit, découvre cette créature fâcheuse entre toutes : l’épouse ! Elle file dans la grotte.
« Christine sort de sa cachette le chapeau, agrémenté pour la circonstance de faux cheveux roux agrafés au bord, et s’allonge sur les galets, tête et nuque dissimulées. Le minutage est parfait. Quelques instants plus tard, le canot de Redfern et miss Brewster contourne la pointe.
Rappelez-vous, c’est Patrick qui s’agenouille pour examiner le corps, Patrick, sonné, foudroyé, anéanti par la mort de sa dame. Il a bien choisi son témoin. Miss Brewster, sujette au vertige, est incapable d’affronter l’échelle. Pour aller prévenir la police, elle repartira à la rame. Et c’est Redfern, bien entendu, qui reste auprès du corps « au cas où le meurtrier rôderait dans les parages » Miss Brewster hors de vue, Christine revient à la vie, découpe le chapeau en morceaux avec des ciseaux apportés par Redfern, les fourre dans son maillot, escalade l’échelle en deux temps trois mouvements, se rhabille et rentre à l’hôtel ventre à terre. Un bain rapide pour effacer son hâle et elle saute dans sa tenue de tennis. Elle a encore une chose à faire : brûler les morceaux de chapeau vert et les cheveux dans la cheminée de Linda, en ajoutant des feuilles d’éphéméride pour brouiller les pistes. Pour les enquêteurs, ce ne sera pas un chapeau, ce sera un calendrier qu’on aura fait brûler. Comme elle le soupçonnait, Linda s’est essayée à la magie : de la cire fondue et une épingle en témoignent.
« Et hop, la voilà sur le court de tennis, bonne dernière mais fraîche et rose et ne montrant aucun signe d’agitation.
« Pendant ce temps, Redfern est allé à la grotte. Arlena n’a rien vu et presque rien entendu – un canot, des voix. Elle est restée prudemment cachée. Mais voilà enfin Patrick qui l’appelle :
— Tout va bien, chérie !
Elle sort, et les mains de Redfern se referment sur son cou… et c’est la fin de cette pauvre ravissante idiote d’Arlena Marshall…
La voix de Poirot s’éteignit. Dans la pièce régnait un profond silence.
— On s’y croirait, murmura Rosamund Darnley en frissonnant. Mais ça, c’est l’histoire reconstituée. Ce que vous ne nous avez pas dit, c’est comment vous êtes arrivé à la vérité.
Hercule Poirot sourit :
— Ne vous ai-je pas confié un jour que j’étais quelqu’un de très simple ? D’emblée, il m’a semblé que l’assassin ne pouvait être que la personne la plus plausible. Et cette personne était Patrick Redfern. Il était le suspect par excellence – le type d’homme qui profite de femmes comme Arlena Marshall, le type même du tueur qui va s’emparer des économies de sa victime et lui trancher la gorge pour tout remerciement.
« Qui Arlena allait-elle retrouver ce matin-là ? Son sourire, son comportement, les quelques mots qu’elle m’a adressés, tout clamait : Patrick Redfern. Il s’ensuivait nécessairement que l’assassin ne pouvait être que lui.
« Mais je me suis immédiatement heurté à une impossibilité : Redfern ne pouvait pas l’avoir tuée puisqu’il était sur la plage et ensuite en compagnie de miss Brewster jusqu’à la découverte du corps. J’ai donc cherché d’autres solutions – et il y en avait plusieurs. Elle aurait pu être tuée par son mari, avec la complicité de miss Darnley – tous deux avaient menti sur un point qui paraissait louche. Elle aurait pu être éliminée par les trafiquants de drogue qu’elle aurait surpris à l’œuvre, par un fanatique religieux, comme je l’ai dit, ou encore par sa belle-fille. J’avoue que pendant un temps cette dernière hypothèse m’a paru la bonne. Le comportement de Linda lors de son premier interrogatoire était révélateur. Un entretien que j’ai eu plus tard avec elle me confirma un point : elle se considérait coupable.
— Vous voulez dire qu’elle pensait réellement avoir tué Arlena ?
Rosamund n’en croyait pas ses oreilles.
— Oui. N’oubliez pas que c’est encore une adolescente. Elle lit ce traité de sorcellerie, n’y croit qu’à demi, mais comme Arlena lui inspire une haine farouche, elle fabrique néanmoins une figurine de cire, la transperce d’une épingle, la détruit après avoir prononcé les formules magiques – et le jour même, Arlena meurt. Des gens bien plus âgés et bien plus avisés que Linda ont cru à la magie. Oui, bien sûr, elle a cru que c’était vrai – qu’elle avait tué sa belle-mère en faisant abracadabra.
— Oh, la pauvre gosse ! s’écria Rosamund. Moi qui me figurais… Je m’étais imaginé tout autre chose… qu’elle savait quelque chose qui…
Elle s’interrompit.
— Je sais à quoi vous pensiez, reprit Poirot. En fait, votre attitude a achevé de la terrifier. Elle a été définitivement convaincue que ses manipulations avaient provoqué la mort d’Arlena et que vous le saviez. Christine Redfern a joué là-dessus, en lui mettant en tête cette histoire de somnifères, lui laissant entrevoir un moyen rapide et indolore d’expier son crime. Voyez-vous, dès l’instant que l’alibi du capitaine Marshall n’était plus mis en doute, il fallait absolument trouver un autre bouc émissaire. Nos deux criminels ignoraient tout du trafic de drogue. Ils choisirent donc Linda.
— Mais cette femme est un démon ! s’exclama Rosamund.
— Vous avez raison. Froide et cruelle comme un serpent. Quant à moi, j’avais un gros problème. Linda s’en était-elle tenue à sa puérile tentative de sorcellerie ou la haine l’avait-elle poussée plus loin, jusqu’à l’acte ? J’ai essayé de la confesser. En vain. Je ne savais plus que faire. Le colonel Weston penchait pour l’hypothèse des trafiquants de drogue. Je ne pouvais accepter cette solution. Je reconsidérai donc une fois de plus les données du problème. J’avais à l’esprit, voyez-vous, une collection d’événements isolés, de petits faits épars, comme les pièces chantournées d’un puzzle. Il fallait que tous s’emboîtent à leur place pour former un tableau complet et satisfaisant. Il y avait les ciseaux trouvés sur la plage, un flacon vide jeté par une fenêtre, un bain que personne n’avouait avoir pris – autant d’éléments remarquablement anodins, mais qui, du seul fait que personne ne voulait les admettre, n’en devenaient que plus significatifs. On s’ingéniait à les nier, ils devaient donc avoir une importance capitale. Les théories impliquant la culpabilité du capitaine Marshall, de Linda ou des trafiquants de drogue ne les expliquaient pas. Et pourtant, ils avaient bien un sens.
« Je retournai à ma première hypothèse, celle de la culpabilité de Redfern. Existait-il des éléments pour l’étayer ? Oui. La fortune d’Arlena Marshall avait littéralement fondu. Cet argent, où était-il passé ? Dans la poche de Redfern, bien sûr. Si Arlena était du genre à se faire avoir par le premier beau garçon qui passe, elle n’était pas de celles qu’on fait chanter. Elle était beaucoup trop transparente, incapable de garder un secret. Je n’avais jamais cru à cette histoire de chantage. Pourtant il y avait bel et bien eu cette conversation surprise… – tiens ! mais surprise par qui, au fait ? Par la femme de Patrick Redfern. Cette conversation n’existait que par son seul témoignage. Pourquoi l’aurait-elle inventée ? La réponse m’apparut en un éclair : pour expliquer la disparition de l’argent d’Arlena !
« Patrick et Christine Redfern. Ils étaient tous les deux dans le coup. Christine n’avait ni la force physique ni la structure mentale pour tuer de cette façon. Non, c’était Patrick qui l’avait fait… mais c’était impossible ! Il pouvait justifier de chaque minute de son temps jusqu’à la découverte du corps.
« Le corps. Ce mot fut comme un déclic… Des corps allongés sur la plage – tous semblables. Patrick Redfern et Emily Brewster étaient arrivés à la crique et avaient vu un corps qui gisait. Un corps – et si ce n’était pas celui d’Arlena, mais celui de quelqu’un d’autre ? La tête était cachée par le grand chapeau chinois…
« Cependant il n’y avait qu’un cadavre : celui d’Arlena. Alors ? Et s’il s’agissait d’un corps vivant ? Quelqu’un qui aurait fait semblant d’être mort ? Arlena se serait-elle prêtée à cette mystification sur les instances de Redfern ? Je repoussai cette idée. Trop risqué. Un corps vivant – celui de qui ? Quelle femme aurait prêté son concours à Redfern ? Sa femme, bien sûr. Oui, mais c’était une blanche et délicate créature … Seulement on vend des lotions qui imitent le bronzage … des lotions en flacon… le flacon vide ! Je retrouvais une pièce de mon puzzle. Oui, et après, bien sûr, un bain pour faire disparaître cette teinture accusatrice avant la partie de tennis. Et les ciseaux ? Eh bien, pour découper le chapeau en carton, accessoire encombrant dont il faut se débarrasser, et, dans la précipitation, les ciseaux restent sur la plage. Le seul oubli des assassins.
« Mais où était Arlena pendant tout ce temps ? Là encore, la réponse s’imposait. Je savais, parce qu’elles utilisaient le même parfum, que soit miss Darnley, soit madame Marshall était entrée dans la grotte aux Lutins. Ça ne pouvait pas être miss Darnley. C’était donc Arlena qui attendait que la voie soit libre.
« Une fois Emily Brewster repartie à la rame, Redfern avait la plage pour lui tout seul – et tout le temps pour commettre son crime. Arlena Marshall a été tuée après midi moins le quart. Mais ce qui intéressait la police, et ce qu’établissait le rapport médical, c’était à quelle heure au plus tôt le crime avait pu être commis. Qu’Arlena Marshall ait été trouvée morte à midi moins le quart, c’est ce qui a été dit au Dr Neasden, pas ce qu’il a dit à la police.
« Deux points encore restaient à éclaircir. Le témoignage de Linda fournissait un alibi à Christine Redfern. Oui, mais cet alibi ne reposait que sur la montre de Linda. Il suffisait de prouver que Christine avait eu par deux fois l’occasion de tripoter cette montre. Un jeu d’enfant. Le matin du meurtre, elle s’était trouvée seule dans la chambre de Linda – et il y avait de plus une preuve indirecte. En descendant de sa chambre, Linda avait peur d’être en retard, c’est ce qu’elle a déclaré, mais à l’horloge du salon il était à peine 10h25. Quant à remettre la montre à l’heure, Christine l’avait évidemment fait quand Linda était allée se baigner.
« Et puis il y avait la question de l’échelle. Christine a toujours déclaré être sujette au vertige. Autre mensonge soigneusement préparé.
« Ma mosaïque était achevée – toutes les pièces s’ajustaient à merveille. Malheureusement, je n’avais pas l’ombre d’une preuve. Tout était dans ma tête.
« C’est alors qu’une idée me vint. Il y avait un tour de main, une assurance extraordinaire dans ce crime. Je ne doutais pas que Patrick Redfern recommencerait. Mais avant, au fait ? Peut-être n’était-ce pas là son coup d’essai. La méthode employée, la strangulation, collait au tempérament de Redfern – un homme qui tue par plaisir autant que par intérêt. J’étais persuadé, s’il avait déjà tué, qu’il avait utilisé la même méthode. J’ai donc demandé à l’inspecteur Colgate une liste de femmes assassinées par strangulation. Le résultat me combla d’aise. La mort de Nellie Parsons, retrouvée étranglée dans un petit bois désert, pouvait être ou ne pas être l’œuvre de Redfern – peut-être lui avait-elle simplement suggéré le lieu du crime ? –, mais celle d’Alice Corrigan m’apportait ce que j’attendais. C’était pour l’essentiel le même crime. Un meurtrier qui jonglait avec le temps, un meurtre perpétré non pas – en bonne logique – avant, mais après la découverte du corps. Un corps prétendument découvert à 16h15. Un mari couvert par un alibi jusqu’à 16h25.
« Penchons-nous un instant sur cet assassinat. D’après le dossier, Edward Corrigan arrive au café du Grand-Pin, n’y voit pas sa femme et sort histoire de faire les cent pas en l’attendant. En réalité, bien sûr, il fonce au rendez-vous donné à Alice au lieu-dit Caesar’s Grove – lequel, rappelez-vous, est tout proche –, la tue et revient au café. La randonneuse qui signale le meurtre est une très respectable jeune personne, professeur d’éducation physique dans un collège de filles réputé. Apparemment aucun lien n’existe entre Corrigan et elle. Il lui faut marcher un certain temps pour gagner le poste de police le plus proche. Le médecin légiste n’examine le corps qu’à 17h45. Comme dans le cas de madame Marshall, l’heure de la mort est acceptée sans discussion.
« Je me livrai enfin à une dernière expérience. J’étais intimement persuadé que madame Redfern était une fieffée menteuse, mais je devais en avoir le cœur net. D’où notre petite excursion à Dartmoor. Les personnes sujettes au vertige sont loin d’être à leur aise quand il s’agit de franchir une étroite passerelle au-dessus d’un torrent. Miss Brewster, qui a vraiment le vertige, a failli se trouver mal. Mais Christine Redfern, qui ne se méfiait pas, a couru sur la passerelle comme en se jouant. Petit détail, certes, mais expérience concluante. Si elle avait fait ce mensonge inutile, elle pouvait en avoir fait d’autres. Entre-temps, Colgate soumettait à ses collègues du Surrey la photo de groupe prise par Mr Blatt. J’ai joué ma partie de la seule façon qui pouvait m’assurer la victoire. Après avoir endormi les défenses de Redfern, je l’ai brusquement attaqué et j’ai tout fait pour l’amener à perdre son sang-froid. Quand il a appris que nous l’avions identifié comme étant Corrigan, il n’a plus été capable de se contenir.
Poirot promena une main sur son cou douloureux.
— Ce que j’ai fait, dit-il, grandiose, était excessivement dangereux, mais je ne le regrette pas. J’ai réussi ! Je n’ai pas souffert en vain.
Il y eut un moment de silence, puis madame Gardener poussa un long soupir :
— Je vous dois un aveu, monsieur Poirot. C’était véritablement fabuleux de refaire toute l’enquête comme si nous étions, si je puis dire, dans votre tête. C’était aussi captivant qu’un cours de criminologie – du reste, c’était un cours de criminologie. Quand je pense que ma pelote de laine magenta et notre conversation sur les bains de soleil ont joué un rôle dans cette affaire ! Je n’en reviens pas. C’est bien simple, je ne trouve même pas de mots. J’en reste encore une fois sans voix… et je suis sûre que Mr Gardener ressent la même chose, n’est-ce pas, Odell ?
— Oui, chérie.
— Mr Gardener, lui aussi, m’a été utile. Je souhaitais connaître l’opinion d’un homme sensé sur madame Marshall et c’est la sienne que j’ai sollicitée.
— Vraiment ? s’exclama madame Gardener. Et qu’as-tu dit, Odell ?
Mr Gardener toussota.
— Ma foi, chérie, je n’ai jamais fait grand cas d’elle, tu le sais…
— Voilà bien le genre de boniments que les hommes racontent à leur femme, répliqua madame Gardener. Et si je peux me permettre, je trouve monsieur Poirot ici présent bien indulgent, lui aussi, avec sa victime désignée, éternelle, etc. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’avait aucune espèce d’éducation et, puisque le capitaine Marshall n’est pas là, je peux bien vous dire que, personnellement, votre femme fatale m’a toujours fait l’effet de la reine des gourdes. Je l’ai souvent dit à Mr Gardener, n’est-ce pas, Odell ?
— Oui, chérie.
*
Linda Marshall et Hercule Poirot bavardaient sur la plage de l’anse aux Mouettes.
— Bien sûr, monsieur Poirot, je suis finalement plutôt contente de ne pas être morte, soupira-t-elle. Mais c’est tout de même comme si je l’avais tuée. Parce que c’est l’intention qui compte, non ?
— Absolument pas, répliqua énergiquement Poirot. L’intention est une chose, l’action en est une autre. Si vous aviez eu dans votre chambre, au lieu d’une figurine, votre belle-mère ligotée et impuissante, et à la main un poignard au lieu d’une épingle, vous ne l’auriez pas frappée en plein cœur. Une petite voix vous aurait dit : « non ». Il en va de même pour moi. Je fulmine contre un abruti et j’ai une bonne envie de lui flanquer un coup de pied, mais comme il n’est pas là, c’est à la table que je m’en prends, en me disant « cette table, c’est mon abruti, voilà pour lui ! ». Et si je ne me suis pas fait trop mal au pied, je me sens beaucoup mieux. Quant à la table, généralement elle n’en souffre guère. Mais si l’abruti était en face de moi, je ne lui donnerais pas de coup de pied. Fabriquer une petite poupée de cire et la transpercer de coups d’épingle, c’est idiot, oui, c’est puéril, oui, mais c’est également salutaire. Vous avez expulsé de vous la haine en la projetant sur la figurine. Et, grâce à l’épingle et au feu, vous avez détruit non pas votre belle-mère, mais la haine que vous lui portiez. Après, sans avoir encore connaissance de sa mort, vous vous êtes sentie purifiée, non ? plus légère, plus heureuse ? N’est-ce pas vrai ?
Linda hocha la tête.
— Si, c’est vrai. C’est exactement ça. Comment le savez-vous ?
— Bon, alors ne vous racontez plus des idioties, conclut Poirot. Et prenez le parti de ne pas détester votre prochaine belle-mère.
Linda sursauta :
— Vous croyez que je vais en avoir une autre ? Oh, vous parlez de Rosamund… Elle, ça va.
Elle réfléchit un instant, puis :
— Elle, elle est sensée, au moins.
Ce n’était pas là le qualificatif que Poirot aurait choisi pour miss Darnley, mais il comprit qu’aux yeux de Linda c’était le compliment superlatif.
*
— Dis-moi, Rosamund, demanda Kenneth Marshall, est-ce que tu n’aurais pas été imaginer dans ta tête folle que j’avais tué Arlena ?
Rosamund eut l’air penaud :
— Euh… si. Ça paraît délirant, n’est-ce pas ?
— Ça, tu peux le dire.
— Oui, mais aussi, Ken, tu es fermé comme une huître. Je n’ai jamais réussi à découvrir quels étaient tes sentiments pour Arlena. Je ne pouvais pas savoir, moi, si tu la voyais telle qu’elle était et si tu acceptais la situation le plus élégamment du monde, ou bien au contraire si tu… euh… si tu l’aimais aveuglément. Et je me suis fourré dans la tête que si la seconde hypothèse était la bonne, et si tu avais découvert qu’elle te trompait, tu aurais pu voir rouge. J’ai entendu pas mal d’histoires à ton sujet, figure-toi. Mine de rien, tu peux être assez terrifiant, parfois.
— Alors, d’après toi, je l’aurais saisie à la gorge et j’aurais serré jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
— Euh… oui, c’est exactement ce que j’ai pensé. Et puis ton alibi n’avait pas l’air fameux, alors j’ai décidé de faire quelque chose et j’ai inventé cette histoire ridicule selon laquelle je t’avais vu à ta machine. Et quand j’ai su que tu avais confirmé m’avoir vu passer la tête… eh bien, ça m’a convaincue que tu étais coupable. Ça et le comportement bizarre de Linda…
Kenneth Marshall soupira :
— Mais tu ne comprends donc pas que, si j’ai raconté ça, c’était dans le seul but de donner de la consistance à ton histoire ? Je… je pensais que tu avais un fichu besoin qu’elle soit corroborée.
Elle le regarda fixement :
— Ne viens pas me dire que tu as cru que j’avais tué ta femme ?
Kenneth Marshall s’agita d’un air gêné.
— Bon sang, Rosamund, marmonna-t-il, tu ne te souviens pas comment tu as à moitié étranglé ce garçon un jour, à cause de ton chien ? Comment tu lui avais sauté à la gorge, et pas moyen de te faire lâcher prise ?
— Mais il y a des siècles de ça !
— Oui, je sais…
— Et pour quelle espèce de raison, s’il te plait, aurais-je tué Arlena ? s’enquit-elle d’un air piqué.
Évitant soigneusement son regard, il se remit à marmonner – des mots inintelligibles, cette fois.
— Oh… Ken ! Quel monument de prétention tu peux faire ! Tu t’es imaginé que je l’avais tuée à ta place, par pur altruisme, c’est ça ? Ou alors peut-être histoire de t’avoir à moi toute seule ?
— Jamais de la vie ! s’écria Marshall avec indignation. Mais c’est ce que tu disais l’autre jour, tu sais bien, à propos de Linda et tout, et… et tu avais l’air de te soucier de mon sort…
— Ce n’était pas un air.
— C’est ce que je dis. Oh, écoute, Rosamund, je ne sais pas parler de ces choses – je n’ai jamais su parler de rien –, mais j’aimerais que la situation soit bien claire : je n’aimais pas Arlena … du moins, ça n’a pas dépassé les tout premiers jours … et vivre avec elle, c’était un avant-goût de l’enfer. Même pas un avant-goût : l’enfer tout simplement. Mais j’avais sincèrement pitié d’elle. Pauvre Arlena, elle était gourde, tu n’imagines pas, la reine des gourdes. Les hommes, elle ne pouvait pas leur résister – elle en était tout bonnement incapable. Et, invariablement, ils la menaient en bateau avant de la laisser choir. Comment aurais-je pu lui porter le coup de grâce ? Je l’avais épousée, c’était à moi de veiller sur elle de mon mieux. Je crois qu’elle savait pouvoir compter sur moi, et qu’elle m’en était reconnaissante à sa façon. C’était… c’était quelqu’un d’assez pathétique, en fait.
— Ça va, Ken, dit doucement Rosamund. Je comprends, maintenant.
Sans lever les yeux sur elle, Marshall entreprit de bourrer méticuleusement sa pipe.
— Tu comprends tout, hein, Rosamund, dit-il à mi-voix.
Rosamund se mit à sourire, de son irrésistible petit sourire ironique :
— Tu vas me demander en mariage maintenant, Ken, ou bien tu es décidé à attendre encore six mois ?
La pipe de Marshall lui en tomba des lèvres et alla se briser sur les rochers en contrebas.
— Bon Dieu ! C’est la deuxième que je perds et je n’en ai pas d’autre sur moi. Rosamund ! comment peux-tu savoir que six mois me paraissaient un délai convenable ?
— Sans doute parce que c’est un délai convenable. Mais je préférerais quelque chose d’un peu définitif maintenant, si tu veux bien. Parce que, dans l’intervalle, tu pourrais très bien tomber sur quelque nouvelle donzelle persécutée et te précipiter à son secours sur ton blanc destrier.
Il éclata de rire :
— La donzelle persécutée, cette fois, ça va être toi, Rosamund. Tu vas laisser tomber cette fichue maison de couture et nous allons vivre à la campagne.
— Est-ce que tu as seulement une petite idée de ce que je gagne avec cette « fichue maison de couture » ? C’est mon affaire. Je l’ai créée, je l’ai imposée, j’en suis fière ! Et tu as l’invraisemblable culot de t’amener la bouche en cœur et de dire « laisse tomber, chérie » ?
— Eh oui, j’ai cet invraisemblable culot.
— Et tu t’imagines que je t’aime assez pour obtempérer ?
— Si tel n’est pas le cas, décréta Kenneth Marshall, tu ne m’intéresses pas.
La voix de Rosamund se fit très douce :
— Oh, mon chéri, vivre à la campagne avec toi, c’est ce dont j’avais toujours rêvé. Et voilà qu’enfin, enfin… mon rêve devient réalité.
Fin